Autoportrait de Van Eyck
Le drame (il a perdu la vision des couleurs) :
"Je n'ai pas l'art des mots ; c'est étrangeté et nouveauté que de transcrire ce dialogue incessant et secret avec moi-même, mes paysages, mes passions, mes combats inutiles, par le truchement de cette plume d'oie et de cette encre de Chine qui, elle, a toujours été noire ; donc obscurité sur blancheur, tel est mon lot... Au bout de ma plume, je tenterai de refaire mes yeux d'autrefois... Réussirai-je à faire revivre ce qui fut ma joie profonde ? "
L'épiphanie de sa vocation :
"Une éclaircie ensoleilla cette heure exaltante. Toute notion de limite, de mesure se dissipa, mon enveloppe charnelle se diluait; léger, je devenais cet espace, ce vent, ces vagues, ces algues, ce vent... J'étais tout en même temps, de toute éternité "
Le travail de l'art (quand il peint L'Agneau mystique, à Gand) :
"Je renouais enfin avec un corridor du temps où il s'abolit pour n'être plus que le déroulement de l'œuvre. C'était une sensation enivrante, épuisante, un état de haute tension que je ne retrouverais sans doute pas de sitôt. L'âme d'Hubert veillait sur moi, ou bien mon ange gardien, car je ressentis une présence, un soutien surnaturel pendant tout ce labeur ".
Passage choisi pour le bac, 2003, Nouméa ; Sujet : le biographique - (avec textes de J-J Rousseau, et d'A. Cohen) et ceci :
"Lors d'une de ces fêtes que le duc prisait, tout le monde dut paraître vêtu de gris, de noir et de blanc ; soie pour les chevaliers, laine et drap pour les autres. Dans ce tableau strict, seul le fou Coquinet put s'agiter en rouge et or ; ce jour-là, je fus saisi d'une tristesse vite mise au compte d'un rhume qui m'épuisait d'éternuements. A y réfléchir dans mon isolement de scribe, n'était-ce pas le pressentiment que ma vie, un jour, ressemblerait à cette composition endeuillée que l'éclat des perles n'égayait point ? Tristesse d'hier bien douce, en comparaison de celle d'aujourd'hui qui se creuse plus encore. Car, si fidèle en mes jeunes ans, si aiguisée par mon art, ma mémoire elle aussi se décolore peu à peu... Je m'en doutais : Livinia a été le signal de cet exil qui s'impose de jour en jour, de ligne en ligne... A présent mes rêves aussi se fondent dans le gris, et l'angoisse me tient éveillé de longues heures la nuit... Je recherche, je reconstitue, je reconstruis avec fébrilité en me raccrochant aux mots par habitude. Mais ce n'est pas cela : je suis obligé de réinventer, je me trahis pour continuer, je ferme de moins en moins les yeux, car si les souvenirs récents restent intacts, les plus anciens se fanent, je ne vois plus le verger de mon enfance qu'en noir et blanc ... Livinia s'efface en ombre frêle... je rebâtis plus avec l'esprit qu'avec mes sensations ... et quand, trop las, je délaisse ce pénible essai d'écriture... alors le suicide me paraît raisonnable... A quoi bon persévérer si je ne puis déjà plus sauver de l'oubli quelques fragments ? Faudra-t-il que ce naufrage recouvre tout, m'enfouisse en entier ? Devant l'inexorable progrès de cette lèpre, le découragement m'abat... puis la volonté panique d'arracher à ce néant quelques moments éclatants me remet au lutrin , désespéré... ne serait-ce que pour savoir que j'ai été vivant... un temps... et je m'impose de continuer... de traquer ce qui fut... mais j'y parviens de moins en moins."
Autoportrait de Van Eyck, Livre de poche n° 15298, chap. IX, p. 186-187